En 1961, René Girard (né en 1923) publie Mensonge romantique et vérité romanesque, livre dans lequel il développe sa théorie du désir mimétique ou triangulaire. Nous pouvons exposer sa thèse en partant du titre de l'oeuvre. Le "mensonge romantique" dont il est question porte sur le désir et sa nature et le projet de Girard dans ce livre est bien de mettre au jour ce mensonge. Nous sommes tous d'une certaine façon des héros romantiques qui nous mentons à nous-mêmes en croyant être à l'origine de nos désirs. Nous croyons en notre individualité, notre originalité, notre absolue subjectivité. Ainsi, nous imaginons que nous choisissons librement les objets de nos désirs. Nous pensons le désir à l'aide de deux pôles seulement, le sujet et l'objet. Le sujet choisit librement de désirer un objet qui lui plaît en fonction de ses qualités intrinsèques, propres.
Or, Girard montre qu'il n'en est rien. Si l'on veut schématiser le processus du désir, ce n'est pas la ligne qui relie simplement un sujet à un objet qu'il faut dessiner, mais un triangle. Car, entre les deux termes précédents, il faut poser l'existence d'un troisième : le médiateur. C'est dans le médiateur que mon désir trouve son origine : je désire toujours ce qui m'est indiqué comme désirable par un tiers, soit parce qu'il le possède, soit parce qu'il le désire.
Ainsi, je ne désire pas tant un objet pour ses qualités objectives que je ne désire imiter (mimésis est le mot grec pour imitation) celui qui le possède. Pour revenir au titre du livre de 1961, Girard voit cette vérité du désir dévoilée chez les grands romanciers (de Cervantès à Proust en passant par Stendhal et Dostoïevski). Leurs oeuvres nous montrent des personnages fascinés par des modèles qu'ils veulent imiter, qui leur désigne ce qu'ils veulent être. Ainsi en est-il de Don Quichotte dont le modèle est Amadis de Gaule, le héros de romans de chevalerie. Ainsi les héros de Proust ne tombent-ils amoureux (d'une femme comme Swann avec Odette ou d'une oeuvre d'art comme le narrateur de La recherche) que parce que le regard d'un médiateur admiré et/ou jalousé s'est porté sur l'objet en question. Nous désirons moins avoir ce que l'autre possède qu'être cet autre à travers cette possession.
La théorie de René Girard est intéressante et puissante parce qu'elle n'aide pas seulement à comprendre certains ressorts d'oeuvres romanesques, mais que nous pouvons l'appliquer à des phénomènes aussi divers que la mode, la publicité, la jalousie, le snobisme etc. De l'enfant qui s'intéresse soudain à un jouet qu'il avait totalement délaissé jusque là à un homme qui va désirer le nouveau gadget technologique "dont tout le monde parle", l'influence d'autrui sur nos désirs se marque. Le véritable objet ou la véritable cause de nos désirs nous échappent la plupart du temps. Non seulement donc nous pouvons voir dans ces analyses une nouvelle illustration de la fameuse formule de Spinoza selon laquelle nous ne nous croyons libre que parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent; mais nous pouvons dégager l'idée qu'au fond de tout désir, il y a un désir d'être. A travers nos désirs nous poursuivons la tentative de réaliser notre être. Et celle-ci passe par une série d'identifications.
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