Nietzsche
A propos des questions métaphysiques
Rien ne serait plus faux que de vouloir attendre ce que la science énoncera un jour de définitif sur les premiers et les derniers principes et de penser jusque là (de croire, surtout !) de façon traditionnelle, comme on nous le conseille si souvent. La tendance à ne vouloir absolument tenir en ce domaine que des certitudes est la séquelle d’un instinct religieux, rien de mieux, une variété clandestine et sceptique, mais en apparence seulement, du « besoin métaphysique », associée à l’arrière-pensée qu’il n’y aura de longtemps aucun espoir de découvrir de ces certitudes ultimes et que jusque-là le « croyant » a raison de ne pas se soucier de tout ce domaine. Nous n’avons pas du tout besoin de ces certitudes à notre horizon le plus lointain pour vivre pleinement et correctement notre humanité, pas plus que la fourmi n’en a besoin pour être une bonne fourmi. (…) De tout temps, on a rêvé avec témérité là où l’on ne pouvait rien affirmer de certain, et convaincu ses descendants de prendre au sérieux ces rêveries, de les tenir pour vérités, avec, pour finir, cette exécrable atout : plus vaut la foi que le savoir. Or, ce qu’il faut maintenant quant à ces fins dernières, ce n’est pas le savoir opposé à la foi, c’est l’indifférence à l’égard de la foi et du prétendu savoir en ces matières ! – Tout autre chose doit nous tenir à cœur que ce qu’on nous a jusqu’à présent prêché comme le plus important, j’entends les questions de ce genre : quelle est la fin de l’homme ? Quel est son sort après la mort ? Comment se réconciliera-t-il avec Dieu ? et autres bizarreries de cet ordre. (…) Par comparaison, justement, avec ce royaume de l’obscur aux confins de la terre du savoir, le monde limpide et proche, très proche, du savoir ne cesse de gagner en valeur. – Nous devons redevenir de bons voisins des choses les plus proches et ne plus laisser nos regards passer sur elles avec un tel mépris pour fixer les nuées et les monstres de la nuit. Les forêts et les cavernes, les sols marécageux et les ciels couverts, l’homme, comme à autant de niveaux de civilisations, des millénaires durant, n’y a que trop longtemps vécu, et vécu misérablement. C’est là qu’il a appris à mépriser le présent, la proximité des choses, la vie, soi-même – et nous, habitants de régions plus lumineuses de la nature et de l’esprit, nous continuons même maintenant, par hérédité, à recevoir dans notre sang quelque chose de ce poison, le mépris de ce qui nous touche au plus près.
Nietzsche, Humain, trop humain, 1878