Sartre

Amour et possession

Pourquoi l'amant veut-il être aimé ? Si l'amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. Le héros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maîtresse, peut la voir et la posséder à toute heure du jour et a su mettre dans une totale dépendance matérielle, devrait être tiré d'inquiétude. On sait pourtant qu'il est, au contraire, rongé de souci. C'est par cette conscience qu'Albertine échappe à Marcel, lors même qu'il est à côté d'elle et c'est pourquoi il ne connaît de répit que s'il la contemple pendant son sommeil. Il est donc certain que l'amour veut captiver la "conscience". Mais pourquoi le veut-il ? Et comment ?

Cette notion de « propriété » par quoi on explique si souvent l'amour ne saurait être première, en effet. Pourquoi voudrais-je m'approprier autrui si ce n'était justement en tant qu'autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d'appropriation : c'est de la liberté de l'autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l'amour; il se contente de la peur. S'il recherche l'amour de ses sujets, c'est par politique et s'il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l'adopte aussitôt. Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l'asservissement de l'être aimé. Il ne tient pas à devenir l'objet d'une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l'humilier, il suffit de lui représenter la passion de l'aimé comme le résultat d'un déterminisme psychologique : l'amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. (...) Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est tranformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose; il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.

Sartre, L'être et le néant, 1943

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