Hegel

Art et imitation

L'opinion la plus courante qu'on se fait de la fin que se propose l'art, c'est qu'elle consiste à imiter la nature... Dans cette perspective, l'imitation, c'est-à-dire l'habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu'ils s'offrent à nous, constituerait le but essentiel de l'art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n'assigne à l'art que le but formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de le reproduire tel quel. Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et reproduit sur les tableaux, à la scène ou ailleurs : animaux, paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances. En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deçà de la nature. Car l'art est limité dans ses moyens d'expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu'un seul sens; en fait, quand l'art s'en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie. (...)

On cite aussi des exemples d'illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l'Antiquité comme le triomphe de l'art et comme le triomphe de l'imitation de la nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l'exemple plus récent du singe de Buttner, qui dévora une planche d'une précieuse collection d'histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l'excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu'au lieu de louer des œuvres d'art parce même des pigeons ou des singes s'y sont laissé tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l'art, alors qu'ils ne savent lui donner comme fin suprême qu'une fin si médiocre. D'une façon générale, il faut dire que l'art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu'il ressemble à un ver qui s'efforce en rampant d'imiter un éléphant.

Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l'homme, c'est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l'ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on dit spirituellement qu'ils sont ressemblants à vous donner la nausée. (...)

D'ailleurs cette joie que donne l'habileté à imiter ne peut jamais être que relative et il convient mieux à l'homme de trouver de la joie dans ce qu'il tire de son propre fond. En ce sens, l'invention technique la plus insignifiante a une valeur bien supérieure et l'homme a lieu d'être plus fier d'avoir inventé le marteau, le clou, etc., que de réaliser des chefs-d’œuvre d'imitation. (...) L'art doit donc se proposer une autre fin que l'imitation purement formelle de la nature; dans tous les cas, l'imitation ne peut produire que des chefs-d’œuvre de technique, jamais des œuvres d'art.

Hegel, Esthétique, 1818-1829

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