Garcia (Tristan)
Esthétique de l'intensité
Ainsi l’« intensité esthétique » a-t-elle lentement éclipsé le canon classique de la beauté. En grande partie fantasmé par ceux qui le regrettent aujourd’hui, ce canon supposait la correspondance d’une représentation à un idéal préexistant. Cet idéal se trouvait régi par des lois de symétrie, d’harmonie et d’agrément. Toutes ces lois ont semblé à l’œil moderne une violence illégitime infligée à l’autonomie de l’image, de la musique ou du texte. Il n’était plus question de juger de la valeur d’une œuvre d’art suivant qu’elle répondait correctement ou non à l’idée de ce qu’elle devait être. Non, on espérait plutôt qu’une œuvre produise une expérience inédite et foudroyante chez le spectateur. Pensons aux happenings, à l’activisme viennois, au Living Theatre. Dans la plupart des disciplines, le but est devenu de dépasser la représentation par le choc de la présence des choses. Le spectateur cherche moins à goûter une représentation, en ce cas, qu’à être parcouru par le frisson de sentir l’excès incontrôlable de présence de ce qui se manifeste devant lui. Du même coup, il parvient à se sentir lui-même un peu plus et un peu mieux présent : il frissonne de retrouver le sens perdu de l’ici et du maintenant. Et l’idée s’est peu à peu imposée qu’une œuvre devrait être estimée à l’aune de son propre principe. L’esthétique moderne a consisté à rapporter le plus possible une œuvre ou une situation à leurs règles internes plutôt qu’à des conventions imposées de l’extérieur. De ce point de vue, rien n’est tout à fait comparable à quoi que ce soit d’autre : un visage, un paysage, un mouvement du corps ne se mesurent pas par rapport à un type prédéfini de visage, de paysage, de mouvement, sinon pour un esprit qu’on qualifiera de « néoclassique » ou de « réactionnaire », qui cherche encore des règles ou des lois de la beauté. Certes, les êtres peuvent être laids, disgracieux, inharmonieux ou faux au regard de telle ou telle norme culturelle. Mais on sait depuis longtemps que ces normes varient. Elles ne sont pas éternelles : elles se forment, elles deviennent périmées, elles périssent. Ce qui est jugé beau ici ne l’est pas là -bas, ce qui l’est maintenant était peut-être considéré comme laid hier, et le sera de nouveau demain. L’Occident a appris ou réappris avec le romantisme à apprécier la chose vulgaire aussi bien que la belle chose. Le difforme peut se renverser en gracieux, le grotesque en sublime. Il n’y a pas de critère absolu de la valeur d’une œuvre d’art qui tienne à son contenu. De l’horreur même, un artiste peut tirer de la magnificence. De l’ennui, il peut faire surgir une sorte de liesse ou d’euphorie paradoxales. De la fausseté et du mensonge, une sorte de vérité. Alors, comment juger ? Seul compte de déterminer si la chose est forte. Et encore la faiblesse peut-elle être aimée, louée, célébrée, si elle est puissamment faible. Si la médiocrité n’est pas médiocrement rendue par un ouvrage, elle trouve sa justification. Il n’y a donc plus de critère objectif du sentiment esthétique moderne, seulement un critère qui porte sur la manière : que la chose soit n’importe quoi, pourvu qu’elle le soit avec intensité.
Garcia (Tristan), La vie intense, 2016