Sans doute certains lecteurs auront-ils été satisfaits de cette demande du respect de la vérité historique, tandis que d'autres auront souri de cette prétention à dire le « vrai » et que quelques-uns auront jugé intempestive cette volonté de rabaisser les héros fondateurs de la nation, ou les figures emblématiques de la chrétienté.
Le cœur de l'argumentation de Suzanne Citron est que l'histoire de France est une grande reconstruction, puisque la réalité nationale n'est apparue que tardivement bien après Clovis ! , qu'il est donc illusoire et même mensonger de prétendre faire une histoire de la France « des origines à nos jours ». La nation n'a été que création artificielle, autour de mythes nationaux ancrés dans les consciences enfantines par l'Etat centralisateur, qui a habitué à croire en l'existence d'un sentiment unitaire.
Ces oppositions à propos de l'histoire nationale, de sa mémoire, et de la transmission scolaire durent depuis de nombreuses années sans que les antagonistes s'épuisent ou se convainquent. Chacun campe sur ses positions, les propos s'échangent ; pendant ce temps, il faut bien enseigner. Cette querelle pourrait sembler académique. L'actualité lui a pourtant donné deux échos récents : la violence à l'école et l'affaire Papon.
Pour faire face à la violence à l'école, dans une opinion libre récente, publiée dans les colonnes de Libération, quelques personnalités ont plaidé vigoureusement pour que la liberté s'installe dans l'enseignement elle passerait notamment par la disparition de la contrainte des programmes , permettant que des équipes autonomes puissent répondre aux nécessités ressenties et aux urgences locales.
L'unité et la centralisation nationale sont visées là encore avec leur cortège de lourdeurs (« toujours administratives », aurait écrit Flaubert dans son Dictionnaire) et de contrôle étatique (donc de refus des minorités et des cultures différentes, aurait ajouté le même). La difficulté est de savoir ce qui remplacerait la croyance nationale.
Si des croyances communautaires ou claniques prennent sa place, la cohésion sociale n'y gagnera rien. Elle y perdra certainement. Si le silence s'établit sur la question, au prétexte que l'école n'a que faire de ces créations de liens imaginaires, laissant les convictions individuelles hors du champ scolaire, la cohésion sociale s'effondrera assurément.
Qu'il ne faille plus enseigner à tous les enfants présents dans les écoles « nos ancêtres les Gaulois... », qui pourra le regretter ? Mais celui qui estime qu'il ne faut pas enseigner à tous les enfants vivant en France le récit collectif qui a conduit à l'établissement de nos règles communes (autour de l'histoire de l'Etat-nation, du libéralisme, de la tolérance religieuse et de l'économie « sociale de marché »), devra expliquer sur quelle base il compte réduire la fameuse « fracture sociale ».
Cette réduction tant espérée passe par l'obligation revendiquée de faire se retrouver, se côtoyer et se tolérer dans le canevas de l'Etat français (aujourd'hui immergé dans l'Europe communautaire) les histoires de tous et de chacun, si disparates soient-elles.
Hors de la question de la responsabilité de l'homme, l'« affaire Papon » illustre précisément ce qu'est la vie quotidienne d'une nation : le passé n'existe que dans le présent et pour l'avenir. En l'occurrence, nous nous en remettons à des juges qui, selon le droit, seront censés dire la vérité au nom du vieil adage : « la chose jugée est tenue pour vérité » en sachant que les historiens n'ont pas tranché et qu'ils ne pourront pas le faire, puisque leur science et leur méthode le leur interdisent sous peine de déroger.
A l'évidence, aucun jugement ne satisfera la communauté historienne, qui trouvera à redire, en exhumant une pièce oubliée, en établissant une comparaison à ce jour inédite, en provoquant une autre mise en perspective. Ce n'est là que le travail ordinaire de l'historien, qui sait bien que le passé est à réexaminer continuellement.
En outre, sur une telle affaire, le consensus ne pourra pas s'établir, car il s'agit là d'une de ces situations qui relèvent de l'indicible, de cette expérience de l'extrême dont le passé regorge et face à laquelle le discours rationnel est toujours déficitaire. Au-delà de l'individu, ce qui est en question aujourd'hui est notre image de nous-mêmes telle que nous essayons de la bâtir face aux enjeux immédiats pour la construction de l'histoire (révisionnisme à propos de l'histoire du nazisme et du stalinisme, guerre civile en Europe, disparition des témoins de la deuxième guerre mondiale, montée des nationalismes et des communautarismes). La solution commune retenue et transmise ne sera pas de l'ordre de la vérité absolue mais de l'ordre du mythe.
Il n'est pas possible de sortir de cette aporie. L'histoire officielle, légitimée par le pouvoir, est de toute façon une monstruosité. L'histoire irrationnelle, fondée sur la passion et la vengeance, est une horreur. L'histoire laissée à l'appréciation des jugements individuels, ouverte à toutes les remises en cause, est une duperie dangereuse permettant aux plus malins les pires manipulations. Dans la transmission de l'histoire, nous sommes condamnés à nous situer entre ces pôles, sans jamais être satisfaits de ce que nous acceptons de véhiculer en conscience et en responsabilité devant nos pairs, les administrations de l'Etat, les associations...
Croire échapper à cette tension comme à ces contrôles est au mieux une utopie, au pire une malhonnêteté. La voie étroite qui reste est, encore et toujours, la discussion collective autour des personnes et des notions données pour orienter la vie que nous nous souhaitons et que nous souhaitons aux enfants qui vivent ici et maintenant.