Veyne (Paul)
Histoire savante et mémoire collective
Tout d’abord, distinguons bien le savoir historique, l’histoire « savante », d’une grande réalité polymorphe, la mémoire collective d’un passé national, la commémoration, par récits, monuments ou rites, de grands évènements politiques ou religieux, légendaires ou authentiques, qui sont chers à une société considérée; beaucoup de sociétés ont une pareille mémoire, ethnocentrique par nature, mais non pas toutes : il est des peuples qu’on dit « sans histoire », bien que leur actualité politique ou militaire soit non moins agitée que l’actualité des autres; leur manque d’intérêt pour quelque morceau de leur passé n’est qu’un petit détail, qui ne bouleverse pas leur mode d’existence : ces peuples ne ressemblent pas pour autant à des individus amnésiques; la mémoire collective n’est qu’une métaphore; souvenirs nationaux et historicité radicale des hommes font deux. Ces souvenirs ne sont que des représentations, plus institutionnelles que spontanées, entretenues au moins par l’éducation; loin d’être d’authentiques souvenirs, ce sont des légendes ou du moins des vérités tendancieuses. A la différence de la mémoire individuelle, les collectivités oublient instantanément leur passé, sauf si un volontarisme ou une institution en conserve ou en élabore quelque bribe choisie, destinée à un usage intéressé.(…) Car l’histoire savante est un phénomène minuscule, peu répandu, mais autonome et bien différent de la mémoire collective; son énoncé n’est pas « tel évènement (authentique ou légendaire) est sacré et inoubliable pour notre peuple ou notre religion »; mais : « est-ce vrai ou faux ? ». Ce savoir est donc critique; en outre, il n’est pas nécessairement ethnocentrique, au contraire : la matière du savoir historique est un inventaire général du passé humain
Veyne (Paul), Philosophie et histoire, 1987