Berry (Gérard)

Informatique ou numérique ?

Informatique ou numérique ?
  Avant d’entrer dans la chair des chapitres, je souhaite continuer une discussion un peu générale dans cette introduction. On a vu se produire récemment deux glissements de vocabulaires dans les médias, les discours politiques et l’enseignement : « informatique » est devenu « numérique » et « programmation » est devenu « codage », les deux anciens mots ayant pratiquement disparu. C’est surtout sensible depuis qu’on parle de plus en plus du sujet, en reconnaissant maintenant qu’il faut « y aller » : il faut enseigner « le numérique » (maintenant devenu un substantif), et les enfants doivent apprendre « le code ».
  D’où vient ce glissement ? Mon idée personnelle, peut-être un peu brutale, est la suivante : changer les mots a permis à ceux qui le souhaitent de se construire des formes de compétence, d’adhésion ou de rejet sans avoir à entrer dans le cÅ“ur du sujet, donc en gardant l’intention de ne se renseigner vraiment ni sur l’informatique, ni sur la programmation. Un bon exemple est donné par les très nombreux hommes politiques et commentateurs de la politique qui associent systématiquement numérique avec Internet, les réseaux sociaux et maintenant l’intelligence artificielle. Ce sont certainement des sujets très visibles et très importants, surtout depuis que les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans les discussions politiques et la transmission des rumeurs et fausses nouvelles de tous types. Mais l’informatique est beaucoup plus que cela, comme nous allons le voir tout au long du livre.
  Puisque mon but est précisément de montrer à l’inverse qu’on ne peut pas comprendre le monde numérique dans sa totalité sans comprendre suffisamment ce qu’est son cÅ“ur informatique, je ferai très attention aux mots pour que l’arbre ne cache pas la forêt. Le mot « numérique » a pour moi un sens précis que je souhaite conserver. Je l’utilisais comme adjectif dans le titre « Pourquoi et comment le monde devient numérique » de ma leçon inaugurale de 2008 au Collège de France, où j’expliquais comment la numérisation du monde et l’utilisation des algorithmes, programmes et ordinateurs conduisaient à une modification profonde du monde. Ce mot me permettait aussi d’inclure d’autres communautés scientifiques et techniques. Les mathématiciens appliqués qui montrent comment résoudre des équations complexes à l’aide de grands calculs numériques sont appelés depuis toujours des « numériciens ». La science qui invente les algorithmes de contrôle des avions, satellites, voitures ou robots est appelée l’automatique ; si ces algorithmes étaient autrefois réalisés par des machines analogiques, ils le sont désormais par numérisation des données et calcul à l’aide de circuits et logiciels informatiques qui permettent beaucoup plus de souplesse et évitent complètement l’accumulation du bruit qui limitait les machines analogiques. Le traitement du signal, fondamental dans des domaines aussi divers que la musique et l’analyse des images, des tremblements de terre ou des signaux émis par le cerveau, est un domaine en soi. Tous ces domaines et bien d’autres sont devenus numériques car ils s’appuient sur l’informatique pour leurs réalisations. De même, l’expression « économie numérique », maintenant d’usage constant, est justifiée par les faits, alors que l’expression « économie informatique » ne serait pas appropriée.
  Je continuerai donc à m’appuyer sur les définitions que mes collègues et moi-même avions utilisées lors de la rédaction du rapport de l’Académie des sciences L’Enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre (Académie des sciences, 2013), que j’ai eu l’honneur de coordonner :
  1. Le mot « informatique » désignera spécifiquement la science et la technique du traitement de l’information, et, par extension, l’industrie directement dédiée à ces sujets.
  2. L’adjectif « numérique » peut être accolé à toute activité fondée sur la numérisation et le traitement de l’information : photographie numérique, son numérique, édition numérique, sciences numériques, art numérique, etc. On parle ainsi de « monde numérique » pour exprimer le passage d’un nombre toujours croissant d’activités à la numérisation de l’information et d’« économie numérique » pour toutes les activités économiques liées au monde numérique, le raccourci « le numérique » rassemblant toutes les activités auxquelles on peut accoler l’adjectif numérique. Puisque toute information numérisée ne peut être traitée que grâce à l’informatique, celle-ci est le moteur conceptuel et technique du monde numérique. (...) Pour ce qui est de « programmation » et « codage », je garderai aussi le mot initial, bien que les informaticiens utilisent volontiers le mot « code » : montre-moi ton code est une expression très répandue. On dit cependant « langage de programmation » et pas « langage de codage », et « code » est ambigu car il a d’autres sens assez différents, comme « le code secret Enigma » pour le chiffrement allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais les informaticiens aussi changent les mots. Maintenant, on ne programme plus, on « développe », et les programmeurs sont devenus des développeurs. À suivre…
Berry (Gérard), L' Hyperpuissance de l'informatique: Algorithmes, données, machines, réseaux, 2017

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