Rosset (Clément)
Inutilité de la connaissance de soi
Pour en venir maintenant à cette inutilité biologique du sentiment d’identité personnelle que j’évoquais au début de ce chapitre, je la définirai par le fait que selon moi le sentiment d’identité personnelle, même à supposer que celui - ci existe et ne soit pas un pur fantasme, serait de toute façon inutile à l’exercice de la vie non seulement pour les espèces d’animaux socialement organisés chez lesquelles l’identité ou le rôle sociaux suffisent manifestement, mais également pour l’homme, espèce animale qui se distingue de toutes les autres espèces connues par sa faculté de conscience, notamment conscience du temps, de mémorisation et, de manière générale, de pensée. Je veux dire par là que les renseignements que l’individu humain possède sur lui - même par l’intermédiaire de son identité sociale suffisent amplement à la conduite de sa vie personnelle, tant publique que privée. Je n’ai pas besoin d’en appeler à un sentiment d’identité personnelle pour penser et agir de manière particulière et personnelle, toutes choses qui, si je puis dire, s’accomplissent d’elles - mêmes. Je pense même que le souci ou l’inquiétude qui portent à s’interroger sur sa propre personne et sur ce que celle - ci aurait d’inaliénable joue un rôle plutôt inhibiteur dans l’accomplissement de sa personnalité. Les questions du type « qui suis - je réellement ? » ou « que fais - je exactement ? » ont toujours été un frein tant à l’existence qu’à l’activité. Le fait me semble patent et intéresser d’ailleurs à peu près toutes les formes d’existence et d’action. Je ne suis Napoléon que dans la mesure où je prends bien garde de ne jamais me demander qui est ce Napoléon que je suis. De même, si je nage et me demande tout à coup en quoi consiste la natation, je coule à pic. Si je danse et me demande en quoi consiste la danse, je tombe par terre. Si je suis Stravinsky au travail et me demande qui est Stravinsky et en quoi consiste son style, ma partition en cours d’élaboration s’interrompt aussitôt. En bref, l’exercice de la vie implique une certaine inconscience qu’on pourrait définir comme une insouciance du « quant à soi ». Certains se souviennent sans doute de la devise inscrite jadis sur les balances publiques : « Qui souvent se pèse bien se connaît. Qui bien se connaît bien se porte. » J’aurais tendance pour ma part à inverser les termes de cet adage. Qui souvent s’examine n’avance en rien dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte.
Rosset (Clément), Loin de moi, 1999