Considérons le statut des peintres et des sculpteurs. Le Moyen Âge ne connaît pas l’art ou les beaux-arts, mais distingue à l’intérieur des ars, les « arts mécaniques » et les « arts libéraux ». Cette dernière sous-catégorie a été définie par un auteur latin du Ve siècle, Martianus Capella, qui dénombre sept arts libéraux. Les trois premiers, formant le trivium, sont les arts de la langue : grammaire, rhétorique (art de persuader par le bien dire), et dialectique (art du raisonnement bien conduit). Les quatre autres arts, composant le quadrivium, portent sur les nombres, et sont l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Comme le montre cette énumération, ces « arts libéraux » n’ont rien à voir avec nos « beaux-arts ». À l’exception de la musique, serait-on tenté de dire, mais ce serait à tort, car la musique dont il est ici question est la théorie musicale qui traite des rapports des sons selon le nombre, et qui est étroitement corrélée à l’arithmétique, voire à l’astronomie, par le truchement de l’idée pythagoricienne d’une musique des sphères.
Les arts libéraux sont des disciplines intellectuelles dont l’enseignement se développe à partir de la renaissance carolingienne dans les écoles monastiques, puis dans les universités. Ils visent à maîtriser l’ordre du discours et à comprendre celui de l’univers, afin de permettre à l’homme qui les pratique d’accéder à la connaissance du vrai. Durant le Moyen Âge chrétien, ils permettent aux hommes éduqués de s’assurer leur place dans une Cité terrestre tournée vers la Cité céleste.
L’expression « arts mécaniques » apparaît au IXe siècle, sous la plume de Jean Scot Érigène. Trois siècles plus tard, le philosophe et théologien Hugues de Saint-Victor propose une liste de ces arts comprenant le même nombre de disciplines que celles des arts libéraux : fabrication de la laine et du vêtement, armement, navigation, agriculture, chasse, médecine et aussi « théâtre » (ce mot regroupant ici un ensemble hétéroclite de pratiques incluant les jeux de hasard, la musique, le théâtre, les luttes, etc.). À la différence des arts libéraux, les arts mécaniques supposent l’action de la main, des muscles, le contact avec la matière. Ils visent à satisfaire les besoins du corps et sa protection. Au-delà de la liste du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor, les arts mécaniques rassemblent toutes les activités manuelles et serviles effectuées contre rétribution : en font donc également partie tout ce que nous nommons artisanat (la ferronnerie, l’horlogerie, la menuiserie, etc.), mais aussi la peinture et la sculpture. L’opposition des arts mécaniques et des arts libéraux tient donc au statut intellectuel ou manuel de l’activité exercée, à sa finalité, spirituelle ou vitale, et à son intéressement ou son désintéressement.
Peinture et sculpture sont incontestablement des arts mécaniques et leurs auteurs exercent un savoir-faire manuel, contre rétribution. Sociologiquement parlant, peintres et sculpteurs appartiennent à la même catégorie que les cordonniers, les bouchers ou les charpentiers, et occupent le bas de l’échelle sociale. Aussi, les nobles ne sauraient-ils pratiquer ces activités sans déroger – à moins qu’ils ne le fassent en amateurs, par simple goût personnel et de façon désintéressée.