Epictète
L'esclave n'est pas celui que l'on croit...
L’esclave souhaite aussitôt d’être affranchi et libre. Pourquoi ? Croyez-vous que c’est par désir de donner de l’argent aux fermiers de l’impôt du vingtième ? Non, mais parce qu’il s’imagine mener une vie contrainte et malheureuse tant qu’il n’aura pas obtenu la liberté. “Si je suis affranchi, dit-il, c’est la vie facile, je ne m’inquiète de personne, je suis l’égal de tous, je parle comme tout le monde, je voyage où je veux; je viens d’où je veux et je vais où je veux.” Le voilà affranchi; tout de suite, il n’a rien à manger, il cherche qui flatter, chez qui dîner; alors ou bien il se fait ouvrier et, même s’il a une mangeoire, il est dans la situation la plus affreuse, il tombe dans un esclavage bien plus dur que le précédent; ou bien il s’enrichit, mais il reste un homme grossier; il s’amourache d’une petite fille; il est malheureux, il geint et il regrette l’esclavage. “Quel mal était-ce pour moi ? Un autre m’habillait, me chaussait, me nourrissait, me soignait; mon service auprès de lui était peu de chose. Maintenant, malheureux, comme je souffre avec plusieurs maîtres au lieu d’un seul ! Pourtant, si j’obtiens les bagues d’or, alors au moins j’aurais la vie facile et heureuse.” D’abord, pour les obtenir, il subit les avanies qu’il mérite; il les obtient, et c’est encore la même chose. Alors il dit : “Si je prends du service, je serais débarrassé de tous mes maux”. Il prend du service; il subit tout ce que peut subir un gibier de fouet; pourtant il réclame une seconde campagne, puis une troisième. Enfin, arrivé au sommet et devenu sénateur, il subit un nouvel esclavage dès qu’il entre au sénat, le plus beau et le plus tenace des esclavages.
Epictète, Entretiens, 1er-2ème siècle