Berkeley

L'esprit seul est réel

§7 — De ce que nous avons dit, il suit qu'il n'existe aucune autre substance que l'esprit (spirit) ou ce qui perçoit. Mais pour avoir une preuve plus complète de ce dernier point, considérons que les qualités sensibles sont la couleur, le mouvement, l'odeur, la saveur, etc., c'est-à-dire les idées perçues par les sens. Or, qu'une idée existe dans une chose non percevante, c'est contradiction manifeste : car c'est la même chose qu'avoir une idée et percevoir. Donc, ce en quoi existent la couleur, la figure, etc., doit forcément les percevoir. D'où il est clair qu'il ne peut y avoir aucune substance, aucun substrat non pensant de telles idées. (...)

§9 — Il y a des gens qui font une distinction entre qualités premières et qualités secondes : par celles-là ils entendent l'étendue, la figure, le mouvement, le repos, la solidité ou l'impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci ils désignent toutes les autres qualités sensibles telles que couleurs, sons, saveurs, etc. Ils reconnaissent que les idées que nous avons de ces dernières qualités ne ressemblent pas à quelque chose de non perçu qui existerait hors de l'esprit ; mais ils veulent que nos idées des qualités premières soient les modèles ou images de choses qui existent hors de l'esprit, dans une substance non pensante qu'ils appellent matière. Par matière donc, nous devons entendre une substance inerte et insensible, dans laquelle l'étendue, la figure, le mouvement, etc., subsistent effectivement. Or il est évident, par ce que nous avons déjà montré, que l'étendue, la figure et le mouvement ne sont que des idées existant dans l'esprit ; et qu'une idée ne peut ressembler à rien d'autre qu'à une autre idée ; que, par conséquent, ni les idées ni leurs archétypes ne peuvent exister dans une substance non percevante. D'où il est clair que la notion même de ce qu'on appelle matière ou substance corporelle renferme une contradiction. (...)

§35 — Je n'argumente pas contre l'existence d'aucune chose que nous puissions appréhender soit par les sens, soit par la réflexion. Je n'ai pas le moindre doute de l'existence effective des choses que je vois de mes yeux et je touche de mes mains. La seule chose dont nous nions l'existence, est celle que les philosophes appellent matière ou substance corporelle. (...)

§37 — On insistera sur ce qu'au moins il est vrai que nous rejetons toutes les substances corporelles. Je réponds que si l'on prend le mot substance dans son sens courant, comme une combinaison de qualités sensibles telles qu'étendue, solidité, poids, etc. - on ne peut nous accuser de les supprimer; mais si on le prend dans son sens philosophique, comme un soutien d'accidents et de qualités extérieurs à l'intelligence - alors certes, je le reconnais, nous les supprimons, si l'on peut dire qu'on supprime ce qui n'a jamais existé, non pas même dans l'imagination.

Berkeley, Traité sur les principes de la connaissance humaine, 1ère partie, 1710

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