Prochiantz (Alain)

L'homme, animal anature

Nous voici arrivés au tournant de cet essai puisque ce chapitre est consacré à une réflexion sur la place de sapiens dans l'histoire des espèces. Ce qui relève évidemment de la biologie, puisque nous sommes des animaux. En même temps, il faut donner des clés qui permettent de comprendre pourquoi, sans renier notre nature animale, nous ne sommes pas des animaux comme les autres. Pour reprendre une formule ancienne, sapiens est "anature par nature", ce qui veut dire que c'est à la suite de son évolution biologique, donc naturelle, qu'il a subi une transformation violente qui l'a pour ainsi dire "sorti de la nature". Bref, nous sommes "entrés dans la clairière" et il n'y a pas de marche arrière. Sapiens est un animal tragique, comme individu conscient de sa finitude et aussi comme espèce dont la finitude est aussi certaine. J'y reviendrai, pas avant cependant d'avoir donné les clés biologiques (...) de ce changement de phase brutal et irréversible.

Mais il nous faut d'abord dresser le tableau. Les hominidés se sont séparés des autres grands primates, dont ceux qui donneront les chimpanzés, il y a de cela entre 6 et 10 millions d'années. Ce chiffre qui peut sembler imposant est à mettre en regard de l'ancienneté de la vie sur terre, soit 3,5 milliards d'années. C'est à l'aune de ce même chiffre qu'il faut considérer que notre espèce est vieille d'environ 200 000 ans, l'équivalent, si on compare ce chiffre aux 3,5 milliards d'années de vie sur terre, de 10 secondes dans une journée de 24 heures. Sans vouloir me montrer excessivement pessimiste, tenir 10 secondes de plus peut sembler tenir, à ce jour, du miracle. Mais ce qui est encore plus miraculeux est que nos 10 000 ancêtres africains, à l'est et à l'ouest du Rift, aient pu donner cette descendance de 8 milliards d'individus qui ont envahi la presque totalité de la planète et même pris pied sur la lune. Succès sans comparaisons possibles et étonnant pour une espèce dont les membres naissent démunis, situation qui, sur le seul plan biologique, ne s'améliore que partiellement avec la maturité. Je fais référence ici à l'absence de crocs, ou griffes, ou de ces multiples qualités physiques dont sont pourvus les animaux contemporains des origines de l'homme et partageant son environnement : grands fauves, primates et autres serpents.

Il y a certainement eu de nombreux goulots d'étranglement dans l'histoire de sapiens, mais ce dont nous pouvons nous convaincre est que l'invention de l'outil, donc des armes, et une coopération sociale poussée, avec tout ce que cela implique en termes de langage, d'empathie et autres caractéristiques intellectuelles et morales, ont joué un rôle essentiel. (...) Il ressort de cette analyse rapide que sapiens est, dès ses origines, un animal augmenté par la technique et une socialité poussée. Donc, continuité animale et rupture culturelle pour cet animal au destin social et technique. Avant même l'art, la technique est une composante essentielle de la culture humaine ; elle est sans aucun doute la condition de sa survie.

Prochiantz (Alain), Qu'est-ce que le vivant ?, 2012

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