Spinoza

L'illusion de la liberté (2)

J'en conviens, les affaires humaines iraient beaucoup mieux s'il Ă©tait Ă©galement au pouvoir de l'homme de se taire ou de parler. Mais l'expĂ©rience montre assez − et au-delĂ  − que les hommes n'ont rien moins en leur pouvoir que leur langue, et qu'ils ne peuvent rien moins que de rĂ©gler leurs dĂ©sirs ; d'oĂč vient que la plupart croient que nous n'agissons librement qu'Ă  l'Ă©gard des choses que nous dĂ©sirons modĂ©rĂ©ment, parce que le dĂ©sir de ces choses peut ĂȘtre facilement contrariĂ© par le souvenir d'une autre chose dont nous nous souvenons souvent ; mais que nous ne sommes pas du tout libres Ă  l'Ă©gard des choses que nous dĂ©sirons vivement et qui ne peut ĂȘtre apaisĂ© par le souvenir d'une autre chose. Mais, en vĂ©ritĂ©, s'ils ne savaient par expĂ©rience que nous accomplissons plus d'un acte dont nous nous repentons ensuite, et que souvent − par exemple quand nous sommes partagĂ©s entre des sentiments contraires − nous voyons le meilleur et suivons le pire, rien ne les empĂȘcherait de croire que nous agissons toujours librement. C'est ainsi qu'un petit enfant croit dĂ©sirer librement le lait, un jeune garçon en colĂšre vouloir se venger, et un peureux s'enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d'aprĂšs un libre dĂ©cret de l'esprit ce que, revenu Ă  son Ă©tat normal, il voudrait avoir tu ; de mĂȘme le dĂ©lirant, la bavarde, l'enfant et beaucoup de gens de mĂȘme farine croient parler selon un libre dĂ©cret de l'esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler.

L'expĂ©rience elle-mĂȘme n'enseigne donc pas moins clairement que la raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont dĂ©terminĂ©s ; elle montre en outre que les dĂ©crets de l'esprit ne sont rien en dehors des appĂ©tits mĂȘmes, et sont par consĂ©quent variables selon l'Ă©tat variable du corps. Chacun, en effet, rĂšgle tout suivant son sentiment, et ceux qui, de plus, sont partagĂ©s entre des sentiments contraires ne savent pas ce qu'ils veulent ; quant Ă  ceux qui n'en ont point, ils sont tiraillĂ©s de-ci de-lĂ  par le plus lĂ©ger motif.

Spinoza, L'Ethique, Livre III, prop. 2, scolie, 1677 (Posthume)

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