Nietzsche
La course effrénée au travail
La course effrénée au travail -le vice propre au Nouveau Monde- commence déjà , par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d'esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd'hui, du repos; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre en main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, -on vit comme un homme qui constamment "pourrait râter" quelque chose. "Faire n'importe quoi plutôt que rien" -ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. Et de même que cette course des gens qui travaillent fait visiblement périr toutes les formes, de même, le sens de la forme lui-même, l'oreille et l'oeil sensibles à la mélodie des mouvements, périssent également. (...) On n'a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l'obligeance, pour l'esprit dans la conversation et pour tout otium en général. (...) Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un sujet de honte. "Il faut bien songer à sa santé" -ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bienqu'on en vînt à ne point céder à son penchant pour la vita contemplativa (c'est-à -dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. -Eh bien ! autrefois, c'était tout le contraire : c'était le travail qui portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de noble origine cachait son travail, quand la nécessité le contraignait à travailler. L'esclave travaillait obsédé par le sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi. "La noblesse et l'honneur n'habitent que l'otium et le bellum" : voilà ce que faisait entendre la voix du préjugé antique !
Nietzsche, Le gai savoir, §329, 1882