Kant

La révolution mathématique

Les mathématiques, dès les temps les plus reculés où puisse remonter l’histoire de la raison humaine, ont suivi, chez cet admirable peuple grec, la route sûre de la science. Mais il ne faut pas croire qu’il ait été aussi facile aux mathématiques qu’à la logique, où la raison n’a affaire qu’à elle-même, de trouver cette route royale, ou pour mieux dire, de se la frayer. Je crois plutôt qu’elles ne firent longtemps que tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l’effet d’une révolution opérée par un seul homme, qui conçut l’heureuse idée d’un essai après lequel il n’y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies. L’histoire de cette révolution intellectuelle et de l’homme qui eut le bonheur de l’accomplir n’est point parvenue jusqu’à nous, et pourtant cette révolution était beaucoup plus importante que la découverte de la route par le fameux cap. Cependant la tradition que nous transmet Diogène Laërce, en nommant le prétendu inventeur des plus simples éléments de la géométrie, éléments qui, suivant l’opinion commune, n’ont besoin d’aucune preuve, cette tradition prouve que le souvenir du changement opéré par le premier pas fait dans cette route nouvellement découverte devait avoir paru extrêmement important aux mathématiciens, et que c’est pour cela qu’il fût sauvé de l’oubli. Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu’il s’appelât Thalès ou de tout autre nom) fut frappé d’une grande lumière; car il trouva qu’il ne devait pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu’il en avait, mais qu’il n’avait qu’à dégager ce que lui-même y faisait entrer par la pensée et construisait a priori, et que, pour connaître certainement une chose a priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu’il y avait mis lui-même, suivant le concept qu’il s’en était fait.
Kant, Critique de la raison pure, préface à la deuxième édition, 1787

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