Mill

Le bonheur que nous pouvons espérer

Mais quand on affirme ainsi, de façon péremptoire, que la vie humaine ne peut être heureuse, l'assertion, si elle n'est pas une sorte de chicane verbale, est pour le moins une exagération. Si l'on désignait par le mot bonheur un état continu d'exaltation agréable au plus haut degré, ce serait évidemment chose irréalisable. Un état de plaisir exalté dure seulement quelques instants, ou parfois, et avec des interruptions, quelques heures ou quelques jours; c'est la flambée éclatante et accidentelle de la jouissance, ce n'en est pas le feu permanent et sûr. C'est là une chose dont se sont bien rendus compte, aussi pleinement que ceux qui les gourmandaient, les philosophes qui, dans leur enseignement, ont donné le bonheur pour fin à la vie. La vie heureuse, telle qu'ils l'ont entendue, n'est pas une vie toute de ravissement; elle comprend seulement quelques instants de cette sorte dans une existence faite d'un petit nombre de douleurs passagères, et d'un grand nombre de plaisirs variés, avec une prédominance bien nette de l'actif sur le passif; existence fondée, dans l'ensemble, sur cette idée qu'il ne faut pas attendre de la vie plus qu'elle ne peut donner. Une vie ainsi composée a toujours paru aux êtres fortunés dont elle a été le partage mérité le nom de vie heureuse. Et, même aujourd'hui, une telle existence est le lot d'un grand nombre d'hommes durant une partie considérable de leur vie. La déplorable éducation, les déplorables arrangements sociaux actuels sont le seul obstacle véritable qui s'oppose à ce qu'une telle vie soit à la portée de presque tous les hommes.
Mill, L'utilitarisme, 1863

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