Bourdieu
Le goût
Le sociologue (...) établit logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept, ou, plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire; que, par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l'apprentissage et, dans le cas particulier, l'apprentissage par l'accoutumance et l'exercice, en sorte que, produit artificiel de l'art et de l'artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité un plaisir cultivé. (...) S'il est vrai que la culture ne s'accomplit qu'en se niant comme telle, c'est-à -dire comme artificielle et artificiellement acquise, on comprend que les virtuoses du jugement de goût semblent accéder à une expérience de la grâce esthétique si parfaitement affranchie des contraintes de la culture et si peu marquée par la longue patience des apprentissages dont elle est le produit, que le rappel des conditions et des conditionnements sociaux qui l'ont rendue possible apparaît à la fois comme une évidence et comme un scandale. (...) Ainsi la sacralisation de la culture et de l'art (...) remplit une fonction vitale en contribuant à la consécration de l'ordre social (...).
Accorder à l’œuvre d'art le pouvoir d’éveiller la grâce de l'illumination esthétique en toute personne, si démunie soit-elle culturellement, et de produire elle-même les conditions de sa propre diffusion (...), c'est s'autoriser à attribuer dans tous les cas aux hasards insondables de la grâce ou à l'arbitraire des "dons" des aptitudes qui sont le produit d'une éducation inégalement répartie, donc à traiter comme vertus propres de la personne, à la fois naturelles et méritoires, des aptitudes héritées.
Bourdieu, L'amour de l'art, 1969