Cardon (Dominique)
Le projet politique des pionniers d’internet
Tentons auparavant de cerner le projet politique qui nourrit cette utopie car il constitue en quelque sorte le legs des pionniers d’internet. On peut le caractériser en cinq points. 1) Internet est d’abord une affaire d’individus. Face au conformisme de la société cadenassée des années 1960, il est apparu comme une promesse d’émancipation, un outil qui redonne du pouvoir et de la liberté aux personnes. 2) Cet individualisme ne doit cependant pas être compris comme un repli sur soi, un acte solitaire et égoïste. Au contraire, internet valorise la communauté et l’échange, mais on y choisit sa communauté plutôt que se laisser enfermer dans des cercles d’appartenance ou de statut comme la famille, le travail, le parti ou la religion. En jouant avec son identité, en s’inventant des avatars plus ou moins décalés par rapport à sa propre personnalité, l’individu peut introduire une distance avec la vraie vie. La possibilité de désinhiber ses capacités expressives, de ne pas être constamment ce que la société vous assigne d’être, de choisir plus librement la communauté à laquelle on veut appartenir est offerte par le masque de l’anonymat. Cet anonymat tant décrié aujourd’hui est apparu aux pionniers d’internet comme un instrument d’émancipation. 3) Le changement social passe par le réseau des individus connectés et non par la décision du centre, des institutions politiques, des partis ou des États. Le mantra de ces pionniers, « changer la société sans prendre le pouvoir », inspirera beaucoup de mouvements sociaux des années 2000. Le projet politique de la culture numérique repose sur l’idée que les internautes associés – les individus en réseau – peuvent transformer la société autant, si ce n’est plus facilement et mieux, que ne le font les institutions politiques traditionnelles. 4) Si la méfiance et l’hostilité règnent à l’égard de l’État et des institutions politiques, les pionniers se défient beaucoup moins du marché, comme le montrera la suite de leur trajectoire. Durant les années 1990, on assiste à un rapprochement entre la culture libertaire et les valeurs de l’économie libérale : ce mariage inattendu donnera naissance à une forme nouvelle du capitalisme, tel celui qu’incarnent aujourd’hui les GAFA (acronyme désignant les quatre géants que sont Google, Apple, Facebook, Amazon, parfois rallongé en GAFAM quand on inclut Microsoft) et l’économie des plateformes (Uber, Airbnb, etc.). Bon nombre de pionniers d’internet n’hésitent pas, au cours des années 1980 et 1990, à créer des entreprises, et certains d’entre eux prennent des positions économiques très libérales. Stewart Brand et Esther Dyson, par exemple, soutiennent les politiques de dérégulation de Ronald Reagan. La culture numérique ne cesse d’osciller entre valeurs libertaires et ambitions marchandes, ce qui explique pourquoi certains gourous de la Silicon Valley continuent aujourd’hui d’afficher une idéologie clairement libertarienne. 5) La technologie est investie du pouvoir thaumaturgique de révolutionner la société. L’innovation numérique doit permettre de faire tomber les hiérarchies, de court-circuiter les institutions et de bousculer les ordres sociaux traditionnels. La technologie est véritablement pensée comme un instrument d’action politique. Les entreprises de la Silicon Valley deviennent porteuses d’un discours sur le pouvoir salvateur du numérique. Jamais la croyance dans l’idée que les problèmes du monde peuvent être réparés par la technologie – par les réseaux sociaux, les big data, les applications mobiles, les algorithmes ou l’intelligence artificielle – n’a été aussi forte qu’aujourd’hui.
Cardon (Dominique), Culture numérique, 2019