Kant

Les maximes du sens commun

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l'Idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire d'une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l'illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement. C'est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles, et en se mettant à la place de tout autre, tandis que l'on fait abstraction des bornes, qui de manière contingente sont propres à notre faculté de juger; on y parvient en écartant autant que possible ce qui dans l'état représentatif est matière, c'est-à-dire sensation, et en prêtant uniquement attention aux caractéristiques formelles de sa représentation (...). Sans doute cette opération de la réflexion paraît bien trop artificielle pour que l'on puisse l'attribuer à cette faculté que nous nommons le sens commun; toutefois elle ne paraît telle, que lorsqu'on l'exprime dans des formules abstraites; il n'est en soi rien de plus naturelle que de faire abstraction de l'attrait et de l'émotion, lorsqu'on recherche un jugement qui doit servir de règle universelle.

Les maximes (...) du sens commun (...) sont les maximes suivantes : 1. Penser par soi-même; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente. La première maxime est celle d'une pensée qui n'est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent à l'hétéronomie de la raison (...). En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à appeler étroit d'esprit (borné, le contraire d'élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un usage important (...). Il n'est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de penser et de faire de la pensée un usage final; et si petit selon l'extension et le degré que soit le champ couvert par les dons naturels de l'homme, c'est là ce qui montre cependant un homme d'esprit ouvert que de pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui). C'est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en oeuvre; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété.

Kant, Critique de la faculté de juger, §40, 1790

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