Ils sont prêts à tout pour (re)trouver leur chemin. Prêts à braver les interdits et bousculer les normes, à envoyer valser les institutions et faire valser les dogmes. Au nom de l'authenticité, ils se libèrent d'un contrat qui leur a souvent été imposé. Par la famille d'abord, par la société ensuite. Eux, ce sont les bricoleurs de religion, les croyants hors piste, les fidèles qui choisissent à la carte. Ils boudent le menu et refusent de se faire servir un prêt-à -croire dans lequel ils ne se reconnaissent pas, ou plus. Pour faire la paix, avec eux-mêmes et avec le divin, ils aménagent les certitudes ancestrales. Ils ne renient rien, s'ouvrent à tout, et tentent d'en faire un tout. Croyances, pratiques et mystiques catholiques, protestantes, juives, orthodoxes, hindoues, soufies, bouddhistes, chamaniques... Ils font des mélanges, piochent des ingrédients, gardent un peu de cette saveur qui leur a été transmise et vont chercher quelque épice ailleurs, en Orient souvent. Ils font leur petite cuisine, dans l'intimité de leur âme, à la recherche d'une recette qui, espère-t-il, aura le goût du bonheur.
Étienne Levi n'a rien d'un fanatique prosélyte qui pense avoir trouvé LA vérité. Il a trouvé SA vérité. Son parcours spirituel, il le raconte avec beaucoup de conviction et une petite dose d'incrédulité. La « révélation » lui est tombée dessus un peu par hasard, au détour d'une conversation à laquelle il n'a d'abord rien compris. C'était il y a vingt ans, il avait 30 ans. Aujourd'hui, dans son petit appartement du douzième arrondissement de Paris, il n'y a aucun symbole religieux. Pourtant, Étienne est croyant et pratiquant. Il fête avec autant de ferveur Pessah, la Pâque juive, qui commémore l'exode des juifs hors d’Égypte, que la Pâque chrétienne, qui célèbre la résurrection de Jésus-Christ.
Issu d'une famille de confession juive originaire d'Algérie, Étienne s'est converti au protestantisme évangélique, sans toutefois renoncer à sa religion d'origine. Il appartient au mouvement des Juifs messianiques, aussi appelés les Juifs pour Jésus. Né à San Francisco au début des années 1970, ce groupe s'est constitué en France en 1992. Et depuis, il ne cesse de grandir. En France, on dénombre 1 000 croyants qui pratiquent régulièrement, et 10 000 sympathisants. « C'est un phénomène qui se développe, affirme Josué Turnil, le directeur de l'antenne française. Nous suscitons de l'intérêt, de l'hostilité ou du mépris. Nous aidons ceux qui nous rejoignent à bien vivre leur croyance, notamment auprès de leur entourage, et à jongler entre les différentes pratiques. » Ainsi, certains fidèles parlent de Chrismukkah, un néologisme alliant « Christmas » (Noël) et « Hanoukka », la fête des lumières. Une crèche d'un côté, un chandelier de l'autre.
Des juifs qui restent juifs tout en croyant que Jésus est le Messie ? « Ma foi me rapproche au contraire de mon identité juive », insiste Josué qui s'est fait baptiser dans le Jourdain par deux Arabes palestiniens chrétiens. « Pour les gens, dit Étienne Levi, un juif ne peut pas croire en Jésus, ce que je comprends, j'étais comme ça. Chez nous, Jésus est un peu tabou, on grandit avec l'idée que ce n'est pas pour nous. » Lorsqu'un ami, Juif pour Jésus, lui parle du chemin spirituel qu'il a emprunté, il en reste coi. A l'époque, il est peu porté sur la chose religieuse, mais sa curiosité est piquée et il décide de se plonger dans le Nouveau Testament. « J'étais sous le choc, raconte-t-il. C'est l'histoire d'un juif, écrite par des juifs pour la plupart, et ça se passe en Israël. J'avais toujours cru que c'était une histoire de catholiques. Quelle claque ! L'Ancien Testament, c'est un peu comme si Dieu nous avait envoyé des lettres pour nous donner rendez-vous et j'ai eu le sentiment que nous, les juifs, n'étions pas venus à ce rendez-vous. » Il s'est fait baptiser peu de temps après. « Mais j'appartiens toujours au peuple juif », précise-t-il.
Juifs pour Jésus, juifs bouddhistes (appelés « Jubu »), zen chrétiens, catholiques bouddhistes ou adeptes de mystiques soufies et de chamanisme... Les combinaisons sont infinies. Et ils sont de plus en plus nombreux, croyants nomades, à s'affranchir des institutions religieuses et des dogmes pour se fabriquer une spiritualité sur mesure et renouer avec le sacré. Les ressources disponibles pour bricoler s'étant considérablement élargies, encore faut-il faire son choix dans les rayons de ce qui ressemble aujourd'hui à un supermarché spirituel. « Chacun construit, au fil de ses rencontres, son propre itinéraire, note Martine Cohen, chercheuse au CNRS. Les groupes rigoristes se fabriquent une image médiatique qui les rend très visibles. C'est une stratégie délibérée. Or les mouvements fondamentalistes ne sont pas forcément ceux qui se développent le plus. Au contraire. Ceux qui, sans revendiquer un engagement dans une religion particulière, ne se disent pas incroyants se multiplient. » Et parmi eux, tout comme parmi les croyants, certains reconstruisent les discours établis. D'après un sondage Harris Interactive, publié en 2011, seul un Français sur trois environ (36%) déclare croire en Dieu tandis que 34 % se disent athées (en constante augmentation) et autant « flottent » dans leur foi. « La France se sécularise, écrit le sociologue Sébastien Fath. Point de "retour de Dieu", en tout cas pas sur le mode d'une croyance collective "à l'ancienne". L'athéisme est cependant loin de tout balayer sur son passage. Ceux qui croyaient auparavant par habitude ou par conformisme s'éloignent aujourd'hui durablement, par millions. En revanche, le tiers de croyants déclarés exprime aujourd'hui sa foi sur des modes plus personnels, plus argumentés, plus affirmés. » Ils sont revenus de la raison et du progrès de la science comme sources de bonheur et veulent retrouver du sens sans se soumettre aveuglément et exclusivement à l'un des grands dogmes. « Cette démarche suit l'évolution moderne qui fait la part belle à l'individualisme et met l'accent sur l'authenticité : il est plus important de trouver son chemin que d'être conforme, explique Louis Hourmant, chargé de cours à l'université de Paris-Est et responsable administratif de l'Institut européen en sciences des religions (IESR). Ce phénomène, qui a démarré dans les années 1960, s'accentue. Auparavant, il touchait des gens qui héritaient d'une culture religieuse et comportait un aspect revendicatif et rebelle. » A l'image de Bégonia Agiriano, 59 ans, professeure de français au Pays basque et adepte du zen. Élevée par une mère catholique très pratiquante, elle a suivi sa scolarité dans une école privée religieuse et s'est rendue à la messe quotidiennement jusqu'à l'âge de 15 ans, l'âge de sa crise de foi, l'âge où elle a cessé de fréquenter l'église et fâché sa mère. A l'université, alors féministe engagée, elle s'est mise à pratiquer le zazen (méditation assise de la pratique du bouddhisme zen) avec une bande de copains soixante-huitards. « Ce n'était alors qu'un jeu, se souvient-elle. Mais au fur et à mesure, impressionnée par la posture et le silence de l'exercice, j'ai découvert un véritable chemin que, sans le savoir, je cherchais. » A l'adolescence, elle avait abandonné le catholicisme de manière un peu vindicative et combattante. A l'âge adulte, et « grâce au zazen », elle s'est réconciliée avec son héritage religieux. Elle ne croit pas en ce Dieu « qui juge et châtie », mais en un « Dieu amour ». Tous les jours, elle médite, des séances d'une heure trente au minimum, et tous les jours aussi, avant chaque repas, elle récite... le bénédicité. A sa sauce. Elle joint les mains, baisse la tête et remercie la vie.
« Aujourd'hui, poursuit Louis Hourmant, et alors que l'inculture à l'égard de la religion dominante est croissante, les pratiquants, libérés de la pression familiale, croient par choix, sans agressivité aucune. » Dieu n'a plus de visage, il est une énergie, une présence. Le divin n'est pas autre, il est en soi. L'enfer ne fait plus recette, mais le ciel, les miracles ou encore la vie après la mort sont des concepts qui résonnent. Contraintes de suivre le mouvement si elles ne veulent pas voir leurs brebis définitivement déserter leur champ, les Églises chrétiennes ont revisité la façon dont elles transmettent le message. Elles optent pour une vision plus optimiste de l'avenir et du salut. Le Dieu paternaliste - juge, sévère et tout-puissant - n'est plus, il a fait place à un Dieu maternel - réconfortant, bienveillant et tolérant, qui ne promet pas les hétérodoxes au purgatoire. « Les institutions chrétiennes ont elles-mêmes contribué à cette évolution et n'ont pas fait que la subir, explique Danièle Hervieu-Léger, sociologue à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales). L'enseignement religieux par exemple a beaucoup changé : aujourd'hui il s'agit d'éveiller les enfants à une expérience spirituelle. Quant aux prêtres, ils ne prêchent plus sur l'Enfer, ils "métaphorisent" et parlent plutôt de la dégradation de la relation avec autrui. Ce sont des dispositifs qui permettent de rendre acceptables, pour le croyant moderne, des récits irrationnels. C'est un contrôle aux marges et aux frontières, qui norme le cadre mais pas les détails. » Individualisme, dérégulation des institutions, esprit critique et métissage sont autant de raisons de bricoler.
Emmanuel Carat a 32 ans. Il y a trois ans, ce comédien, animateur événementiel et professeur de poker, s'est lancé dans une activité encore embryonnaire en France : officiant de cérémonie laïque. « Je suis appelé par les personnes qui, agnostiques, d'obédiences différentes ou touche-à -tout, ne se retrouvent pas dans une seule religion mais veulent quelque chose d'unique. A eux, on ne propose que la mairie, très impersonnelle. Parce qu'ils n'appartiennent pas à une religion en particulier, ils devraient être privés d'une vraie cérémonie ? C'est absurde. J'ai tout de suite senti le potentiel du concept. » Son carnet est rempli pour l'année : il doit célébrer 38 mariages et a reçu 280 demandes ces dix-huit derniers mois. Il est même retenu jusqu'au 21 juin 2014 ! Tous les symboles y sont : les demoiselles d'honneur, l'échange des vœux et des alliances... Tout, sauf la bénédiction d'un homme de Dieu. Emmanuel parle d'« ultrapersonnalisation » d'une cérémonie qui durera quarante-cinq minutes. Mise en scène, décors, texte, musique... « Il n'y a aucune règle, les gens peuvent faire ce qu'ils veulent », dit-il. Y compris choisir leurs propres rites : cérémonie du ruban (les futurs mariés nouent leurs mains), cérémonie du sable (deux sables différents sont versés dans un même vase) ou encore le « handfasting », l'union des mains (cérémonie de mariage ou de fiançailles païenne d'origine celtique).
« Aujourd'hui, on peut bricoler à visage découvert sans finir sur un bûcher, commente Danièle Hervieu-Léger. L'idée qu'on puisse condamner la démarche spirituelle d'un individu n'est plus acceptable. Le bricolage fait partie des droits imprescriptibles d'un sujet croyant contemporain. » Les traditionalistes aussi y ont droit, et ils ne s'en privent pas. Même s'ils s'en défendent. « Ce sont eux aussi de grands bricoleurs, poursuit la sociologue. Ce qu'ils imputent à la tradition de tout temps est une pure invention. Ainsi lorsqu'ils affirment que les prêtres n'ont jamais eu le droit de se marier, que c'est inscrit dans la parole divine. Or, c'est la réforme grégorienne qui a "monasticisé" la vie des prêtres. L'institution, elle, est plus prudente et parle de discipline ancienne et actuelle de l’Église latine. Les traditionalistes postulent l'immuabilité de choses qui ont en réalité été construites dans le temps. C'est un bricolage différent, mais tout aussi cocasse. »
Louise Couvelaire