Chalmers (Alan)

Peut-on observer sans préjugé ?

Selon le plus naïf des inductivistes, la base de la connaissance scientifique est fournie par les observations faites par un observateur dénué de tout préjugé. Si on l'interprète à la lettre, cette position est absurde et intenable. Pour l'illustrer, imaginons Heinrich Hertz, en 1888, effectuant l'expérience électrique qui lui permit d'être le premier à produire et à détecter des ondes radio. S'il avait été parfaitement innocent en effectuant ces observations, il aurait été obligé de noter non seulement les lectures sur différents mètres, la présence ou l'absence d'étincelles à différents lieux critiques dans les circuits électriques, les dimensions du circuit, etc., mais aussi la couleur des mètres, les dimensions du laboratoire, le temps qu'il faisait, la pointure de ses chaussures et un fatras de détails sans aucun rapport avec le type de théorie qui l'intéressait et qu'il était en train de tester. (Dans ce cas particulier Hertz testait la théorie électromagnétique de Maxwell pour voir s'il pouvait produire les ondes radio qu'elle prédisait.) (...)

Les exemples qui précèdent illustrent en quoi la théorie précède l'observation dans la science. Les observations et les expériences sont faites pour tester ou pour faire la lumière sur une théorie, et seules les observations qui s'y rapportent sont dignes d'être notées. Cependant, pour autant que les théories qui constituent notre savoir scientifique sont faillibles et incomplètes, la façon dont elles nous guident pour savoir quelles observations sont pertinentes par rapport au phénomène étudié peut être source d'erreurs et nous conduire à ne pas prendre en compte certains facteurs essentiels. L'expérience citée de Hertz en est un bel exemple. L'un des facteurs que j'ai écarté comme nettement "hors sujet" était en fait au cœur même du sujet. La théorie testée avait pour conséquence que la vitesse des ondes radio doit être identique à celle de la lumière. Or, quand Hertz mesura la vitesse de ses ondes radio, il trouva à plusieurs reprises qu'elle différait de celle de la lumière. Il ne parvint jamais à résoudre cette énigme, dont la cause ne fut comprise qu'après sa mort. Les ondes radio émises par son appareil se réfléchissaient sur les murs de son laboratoire, revenaient vers son appareil et interféraient avec ses mesures. Les dimensions du laboratoire étaient bel et bien un facteur essentiel. Les théories faillibles et incomplètes qui constituent la connaissance scientifique peuvent ainsi orienter l'observateur sur une fausse piste. Mais ce problème peut être résolu en améliorant et en étendant nos théories et non en accumulant une liste infinie d'observations sans but.

Chalmers (Alan), Qu'est-ce que la science ?, ch.3, section 4, 1976

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