Descartes

Pourquoi il faut faire table rase du passé

Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir.

Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu’elles sont toutes fausses, de quoi peut- être je ne viendrais jamais à bout; mais, d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai, suffira pour me les faire toutes rejeter. Et pour cela il n’est pas besoin que je les examine chacune en particulier, ce qui serait d’un travail infini; mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.

Descartes, Méditations métaphysiques, 1641

Retour Ă  la liste