Méda (Dominique)
Réduisons la place du travail et de l'économie dans nos sociétés
Alors que le chômage apparaît actuellement comme la principale préoccupation des Français et que chacun cherche à rendre la croissance davantage créatrice d'emplois, vous dites dans votre ouvrage Le Travail, une valeur en voie de disparition, que l'on fait fausse route. Pourquoi ?
La plupart des personnes qui réfléchissent à ces questions tentent de résoudre le problème à très court terme au lieu de se poser la question fondamentale de la nature du lien social et des conditions de la cohésion sociale et, plus généralement, de notre capacité à faire perdurer ce que l'on pourrait appeler une « bonne société ». Nous ne parvenons pas à nous départir d'une manière sommaire de raisonner, fondée sur une espèce de syllogisme de base, qui se présente ainsi : nous avons un problème de lien social, le travail est le seul moyen de créer du lien social, donc il faut plus de travail. Il faut considérer avec beaucoup de circonspection l'idée selon laquelle le travail serait l'unique support du lien social.
Vous montrez que le travail n'a pas toujours constitué le fondement des sociétés.
On entend souvent dire que le travail est une caractéristique anthropologique, une sorte d'« essence » qui aurait toujours existé, mais qui aurait pris une forme particulière au XVIIIe siècle : celle du travail salarié. Il y aurait ainsi d'un côté une essence éternelle (le travail), et des formes historiquement déterminées. Le XVIIIe siècle aurait inventé simplement le travail salarié. Je défends la thèse inverse : c'est le travail lui-même que l'on a inventé au XVIIIe siècle. Certes, on ne peut nier qu'auparavant les gens produisaient, tentaient de transformer leurs conditions de vie, mais ils ne percevaient pas leurs activités comme du travail. De nombreux éléments qui entrent aujourd'hui dans notre conception du travail n'existaient pas avant le XVIIIe siècle. L'idée du travail que nous avons aujourd'hui est une espèce de « monstre », un objet très complexe constitué de différentes couches qui se sont sédimentées. Il y a, d'une part, des éléments objectifs, dont la coexistence est d'ailleurs contradictoire et, d'autre part, du rêve, du fantasme.
Quels sont ces éléments ?
Ils ont été « déposés », me semble-t-il, au cours de trois périodes. Le travail s'invente au XVIIIe siècle avec l'économie et l'émergence de l'individu. Il constitue, même s'il n'est pas inventé pour cela, une solution formidable aux problèmes du fondement et du maintien de l'ordre social. Le XVIIIe siècle est le moment où nos sociétés, auparavant très hiérarchisées, se sont résolues en individus : l'économie et le travail vont être les moyens de tenir ces individus ensemble et de la manière la plus solide qui soit. L'économie, c'est en effet la science qui dit la nature des liens qui tiennent les individus ensemble. Mais au XVIIIe siècle, chez Adam Smith, le travail n'est pas valorisé, glorifié. Il apparaît comme un simple facteur de production.
Deuxième époque : au début du XIXe siècle, dans les textes philosophiques et politiques français et allemands, le travail apparaît soudainement comme liberté créatrice et comme pouvoir transformateur de l'homme sur le monde. Cette conception trouve son apogée chez Hegel et bien sûr chez Marx. Paradoxe : c'est au moment même où se développent des conditions de travail épouvantables que l'on construit le mythe du travail conçu comme summum de l'activité humaine. Marx rêve la société future sous la forme de travail. Lorsqu'il sera libéré, le travail sera le premier besoin vital, dit-il. S'opère à ce moment une sorte de fixation des énergies utopiques sur la sphère du travail et de la production.
La troisième étape, dans laquelle nous sommes toujours, c'est ce que j'appelle le moment social-démocrate. A la fin du XIXe siècle, en France, mais surtout en Allemagne, la social-démocratie conserve la croyance socialiste dans le travail, toujours conçu comme moyen individuel de réalisation de soi et lieu idéal de coopération sociale (c'est le rêve des « producteurs associés »), mais en oubliant les conditions que les socialistes y avaient mises : l'abolition du salariat et la mise en oeuvre des réformes nécessaires à une vraie coopération. Un nouveau système se met en place, où, comme le dit Jürgen Habermas, l'Etat a pour rôle de garantir un taux de croissance toujours plus élevé et le plein emploi. Le travail devient le système privilégié de distribution des revenus, des protections et des statuts. On conserve la croyance que le travail est fondamentalement épanouissant, alors même que le plaisir du travail ne vient plus, comme le souhaitait Marx, de l'acte même, mais du revenu et du pouvoir de consommation qu'il procure.
Aujourd'hui, nous restons empêtrés dans ces trois dimensions, qui sont contradictoires : si le travail est un facteur de production, il faut le rendre toujours plus efficace, donc rendre le facteur humain toujours plus réduit ou efficient. C'est totalement contradictoire avec l'idée qu'il est la source de l'épanouissement individuel et avec le fait qu'il constitue un pur système de distribution des revenus, protections et statuts.
Vous n'êtes donc pas favorable à la notion de pleine activité ?
On peut faire deux critiques à l'idée de pleine activité. La première, c'est que, conçue d'une certaine manière, cette idée peut se révéler source de « dualisation » : il ne s'agit pas d'autre chose que de donner le nom de travail à des activités qui ne sont pas des emplois classiques et qui risquent d'être moins bien protégées, moins bien payées et de recouvrir souvent de la précarité. La deuxième critique, encore plus importante à mon avis, c'est que l'on ne sait pas penser l'activité humaine dans sa diversité. Chez ceux qui promeuvent cette idée, pleine activité veut dire plein travail. Ce que j'essaie de dire, c'est que l'activité humaine ne se réduit pas au seul travail.
Si le travail est une valeur en voie de disparition, par quoi la remplacer ?
On sait bien que les gens sont aujourd'hui de plus en plus attachés au travail, parce que celui-ci manque et parce que les autres supports du lien social sont aussi en voie de raréfaction. Je voudrais revenir sur la notion d'activité humaine. A relire Aristote ou Hannah Arendt, on peut distinguer au moins quatre grands types d'activités : les activités productives, qui recouvrent le travail, et doivent permettre de satisfaire les besoins des gens ; les activités politiques, qui contribuent tout autant à la cohésion de la société et qui, chez les Grecs, ou dans une certaine philosophie allemande, sont encore plus à même de faire lien social que les premières ; les activités culturelles ; et les activités familiales, amicales, amoureuses... Quand on dit que l'on vise la pleine activité, il faut entendre l'exercice de l'ensemble diversifié de ces activités et l'entendre à l'échelle de chaque individu, et non de la société prise en général. L'idéal régulateur que l'on pourrait donc se donner, pour parler comme Kant, c'est que chacun ait accès à la gamme entière de ces activités.
Tel est votre idéal ?
Ce n'est pas seulement mon idéal. C'est une des conditions pour qu'une société soit viable. Le seul lien économique ne suffit pas à rendre harmonieuse et liée une société. Au contraire. Toute une tradition allemande explique que si l'on compte sur le seul lien économique, cela conduit à l'atomisation et l'éclatement de la société. Il faut donc contenir le lien économique et l'inclure dans un lien plus large : le lien politique, qui est celui dans lequel les individus parlent, débattent, discutent des fins de la société et se mettent d'accord (ou pas) sur les choix et les moyens de les atteindre.
Vous reprochez aux hommes politiques de ne pas jouer leur rôle et d'être trop liés à l'économie...
Individuellement, ils n'y peuvent pas grand-chose. Cela est plutôt imputable à l'organisation de nos sociétés. Je reprends l'expression de Habermas, qui explique que le développement de l'économie va nécessairement de pair avec la dépolitisation des gens. Actuellement, il y a un discours économique dominant et les activités politiques sont inexistantes pour la majorité des individus. Mais il faut analyser cela, procéder à une généalogie critique de la place de l'économie dans notre société. On ne le fait pas assez. Il y a dans notre religion de l'économie une espèce de démission. On croit que l'économie nous dicte des lois naturelles, alors que celles-ci n'existent pas.
Vous dites que notre conception de l'Etat-providence est accidentelle. Qu'entendez-vous par là et ne pourrait-on essayer d'y remédier ?
C'est en effet un accident et une sorte de miracle que la théorie économique dominante de l'après-guerre (le keynésianisme) ait rencontré une certaine idée du social. Nous continuons aujourd'hui à vivre avec une pensée économique et une philosophie politique (je pense à Rawls, par exemple) qui restent enfermées dans une conception individualiste et contractualiste de la société : la société est considérée comme une « collection d'individus » qui ont dû abandonner quelque chose d'eux-mêmes en « rentrant » en société. Dès lors, on ne parvient pas à penser la société comme un tout, ni à avoir une conception adéquate de la richesse sociale. Ce que nous disent encore aujourd'hui nos indicateurs de « richesses », c'est que la richesse sociale n'est que ce qui est issu de l'échange marchand entre des individus, mais jamais de la qualité de ces individus eux-mêmes ou de la richesse constituée de leur être ensemble.
Notre Etat-providence est schizophrène parce qu'il accepte cette conception individualiste de la société léguée par le XVIIIe siècle, où la richesse n'est issue que de l'échange économique interindividuel, tout en promouvant un certain nombre d'actions (corrections des inégalités, protection) au nom d'une conception plus « collective » de la société, qui n'est pourtant pas théorisée. Notre Etat-providence n'a pas encore la philosophie politique qui le fonderait, c'est-à -dire qui penserait la société non pas comme une collection d'individus, mais comme une communauté ayant un bien propre. Comme il n'a pas de théorie politique cohérente, il vit sous une menace perpétuelle : que la théorie keynésienne soit remise en cause, et c'est le retour au néolibéralisme actuel.
Qu'appelez-vous richesse sociale ?
Une série de textes philosophiques du début du XIXe siècle m'ont beaucoup intéressée : c'est une controverse entre Malthus et Say sur la richesse, que Malthus rapporte dans Principes d'économie politique. Malthus dit : c'est l'ensemble des talents, des hommes en bonne santé, des œuvres de Shakespeare, qui constitue la richesse. Mais ce qui l'intéresse, c'est de calculer l'accroissement de cette richesse d'une année sur l'autre. Or l'augmentation de toutes ces qualités ne peut se mesurer. Si nous voulons que la science économique fasse des progrès, dit-il, il ne faut appeler richesse que ce que nous pouvons compter, donc les objets matériels et échangeables. Mais alors, on a oublié en chemin tout ce qui fait la richesse d'un individu et tout ce qui lie une société, qui est bon pour elle (la qualité de l'air, l'absence de violence, un haut niveau d'éducation... la capacité à être en paix et à promouvoir celle-ci), mais ne vient pas de l'échange économique.
C'est ce que nous montre notre comptabilité nationale, pour laquelle la richesse de notre pays se réduit au produit intérieur brut. C'est à mon avis beaucoup trop restrictif. Une société peut avoir un PIB important, mais être en train de se dissoudre sous le coup des inégalités et de la violence. C'est parce que nous avons une mauvaise représentation de la société et de la richesse sociale que nous n'arrivons pas à trouver d'autres solutions à nos maux que l'augmentation du travail ou l'occupation des gens.
Peut-on encore aujourd'hui demander quelque chose aux entreprises en matière d'emploi ou est-ce totalement vain ?
Il ne me semble pas que la tâche première des entreprises soit de donner de l'emploi. Elles sont faites pour produire des richesses de la façon la plus efficace et donc visent à rendre le facteur travail le plus efficient possible. On voit bien, historiquement, que l'on a trop « chargé la barque » du travail et de l'entreprise. Celle-ci ne peut pas, à elle seule, assumer l'ensemble du lien social. Dès lors, que faire ? Reconnaître notre héritage et donc la double dimension du travail, trop chargé d'illusions, certes, mais en même temps, dans notre société actuelle, absolument nécessaire à chacun. Il faut substituer à l'espèce de « partage » naturel qu'on observe aujourd'hui les gens étant exclus du marché du travail selon le hasard une redistribution volontaire et anticipée du travail sur l'ensemble de la population active, comme ce qui se passe par exemple en Allemagne. Ce pays est en avance dans la réflexion sur le travail, même si ce que j'appelle de mes voeux n'est pas encore présent dans les discours : c'est-à -dire réduire le travail au nom d'autre chose que les problèmes que nous rencontrons dans le travail, donc d'une manière enthousiaste et optimiste.
Méda (Dominique), Le Monde, Propos recueillis par Frédéric Lemaître, 13/02/1996