Russell (Bertrand)

Science et religion (1) : Introduction

La science a pour but de découvrir, au moyen de l’observation et du raisonnement basé sur celle-ci, d’abord des faits particuliers au sujet du monde, puis des lois reliant ces faits les uns aux autres, et permettant (dans les cas favorables) de prévoir des événements futurs. À cet aspect théorique de la science est liée la technique scientifique, qui utilise la connaissance scientifique pour produire des conditions de confort et de luxe qui étaient irréalisables, ou tout au moins beaucoup plus coûteuses, aux époques pré-scientifiques. C’est ce dernier aspect qui donne tant d’importance à la science, même aux yeux de ceux qui ne sont pas des savants.

La religion, envisagée au point de vue social, est un phénomène plus complexe que la science. Chacune des grandes religions historiques présente trois aspects : 1° une Église, 2° un credo, 3° un code de morale individuelle. L’importance relative de ces trois éléments a beaucoup varié selon l’époque et le lieu. Les religions anciennes de la Grèce et de Rome, avant d’être rendues morales par les Stoïciens, n’avaient pas grand-chose à dire au sujet de la morale individuelle ; dans l’Islam, l’Église a toujours eu peu d’importance par rapport au souverain temporel ; dans le protestantisme moderne, les rigueurs du credo ont tendance à se relâcher. Néanmoins, ces trois éléments, bien qu’en proportions variables, sont indispensables à la religion en tant que phénomène social, ce qui est son aspect principal dans son conflit avec la science. Une religion purement personnelle, tant qu’elle se contente d’éviter les assertions que la science peut réfuter, pourra survivre paisiblement dans les temps les plus scientifiques.

Les credos sont la source intellectuelle du conflit entre la science et la religion, mais l’âpreté de la résistance a été due à leurs liens avec les Églises et les codes moraux. Ceux qui mettaient en doute les credos affaiblissaient l’autorité du clergé, et risquaient d’amoindrir ses revenus ; en outre, ils passaient pour saper la moralité, puisque le clergé déduisait les devoirs moraux des credos. Il semblait donc aux dirigeants temporels, tout comme aux gens d’Église, qu’ils avaient de bonnes raisons de craindre les doctrines révolutionnaires des hommes de science.

Russell (Bertrand), Science et religion, ch.1, 1935

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