Russell (Bertrand)
Se défaire de ses croyances
La plupart des gens passent leur vie entière habités par une constellation de croyances dénuées de toute justification rationnelle, et […] l’univers de croyances d’un individu a toutes les chances d’être incompatible avec celui d’un autre, de sorte qu’ils ne peuvent pas tous deux avoir raison. Les opinions des gens ont pour fonction première d’assurer leur confort […] ; la vérité, pour la plupart d’entre eux est une considération secondaire. […]
Si vous voulez devenir philosophe, vous devez essayer, autant que possible, de vous défaire de croyances qui sont entièrement tributaires de l’endroit et l’époque où vous avez reçu votre éducation […] ainsi que de tout ce qu’ont pu vous dire vos parents. […]
"Mais, me demanderez-vous, pourquoi […] ?". Pour plusieurs raisons. L’une, c’est que les opinions irrationnelles sont une cause majeure de guerre et d’autres formes de conflit violent. […] Il deviendrait de plus en plus facile de régler les différends à l’amiable et de manière équitable si le point de vue philosophique était plus répandu. Une autre raison pour vouloir être philosophe, c’est que les croyances erronées ne permettent pas, en règle générale, d’atteindre les objectifs escomptés. Ainsi, quand il y avait une épidémie de peste au Moyen Âge, les gens se précipitaient en foule dans les églises pour prier, pensant que leur piété amènerait Dieu à les prendre en pitié ; en fait, les foules massées dans des bâtiments mal aérés créaient des conditions idéales pour la propagation de l’infection. Pour que les moyens soient appropriés aux fins, la superstition ou les préjugés ne suffisent pas : c’est le savoir qui est nécessaire. Une troisième raison est que la vérité vaut mieux que la fausseté. Il y a quelque chose d’ignominieux à se nourrir de mensonges rassurants. Le mari trompé est la figure traditionnelle du ridicule, mais tout bonheur dont la condition est que l’on soit dupe ou aveugle a quelque chose de tout aussi risible ou pitoyable.
Russell (Bertrand), L'art de philosopher, 1968