Durkheim
Sociologie et liberté
Si le réseau des faits sociaux est d'une trame aussi solide et aussi résistante, ne s'ensuit-il pas que les hommes sont incapables de le modifier et que, par conséquent, ils ne peuvent agir sur leur propre histoire ? Mais l'exemple de ce qui s'est passé dans les autres règnes de la nature montre combien ce reproche est injustifié. Il fut un temps où, comme nous le rappelions tout à l'heure, l'esprit humain ignorait que l'univers physique eût ses lois. Est-ce à ce moment que l'homme a eu le plus d'empire sur les choses ? Sans doute, le sorcier, le magicien croyaient pouvoir, à volonté, transmuter les corps les uns dans les autres ; mais le pouvoir qu'ils s'attribuaient ainsi était, nous le savons aujourd'hui, purement imaginaire. Au contraire, depuis que les sciences positives de la nature se sont constituées (et elles se sont constituées, elles aussi, en prenant pour base le postulat déterministe), que de changements n'avons-nous pas introduits dans l'univers ! Il en sera de même dans le règne social. Jusqu'à hier, on croyait que tout y était arbitraire, contingent, que les législateurs ou les rois pouvaient, tout comme les alchimistes d'autrefois, changer à leur guise la face des sociétés, les faire passer d'un type dans un autre. En réalité, ces prétendus miracles étaient illusoires ; et à combien de graves méprises a donné lieu cette illusion encore trop répandue ! Au contraire, c'est la sociologie qui, en découvrant les lois de la réalité sociale, nous permettra de diriger avec plus de réflexion que par le passé l'évolution historique ; car nous ne pouvons changer la nature, morale ou physique, qu'en nous conformant à ses lois. Les progrès de l'art politique suivront ceux de la science sociale, comme les découvertes de la physiologie et de l'anatomie ont aidé au perfectionnement de l'art médical, comme la puissance de l'industrie s'est centuplée depuis que la mécanique et les sciences physico-chimiques ont pris leur essor. Les sciences, en même temps qu'elles proclament la nécessité des choses, nous mettent entre les mains les moyens de la dominer. Comte fait même remarquer avec insistance que, de tous les phénomènes naturels, les phénomènes sociaux sont les plus malléables, les plus accessibles aux variations, aux changements, parce qu'ils sont les plus complexes. La sociologie n'impose donc nullement à l'homme une attitude passivement conservatrice ; au contraire, elle étend le champ de notre action par cela seul qu'elle étend le champ de notre science. Elle nous détourne seulement des entreprises irréfléchies et stériles, inspirées par la croyance qu'il nous est possible de changer, comme nous voulons, l'ordre social, sans tenir compte des habitudes, des traditions, de la constitution mentale de l'homme et des sociétés.
Durkheim, Sociologie et sciences sociales, 1909