Ce qui peut donc seul rompre le cercle infernal de la souffrance et délivrer l'individu de la peur qui le paralyse (de cette peur tout à la fois tapie en chaque recoin de l'espace inter-humain et collant à l'existence au point de faire corps avec elle), cela est, pour Dostoïevski, la bienveillance qui est accueil, amour, compassion. L'amour est compassion, il est capable de se faire proche, de se tenir dans la proximité de celui vers qui il se tourne. Il n'est pas le simple désir. Il ne commence que dans le temps où le désir devient capable d'opérer en soi-même la transformation radicale qui lui fait extirper de soi toute visée sur l'autre, qu'elle soit de pouvoir ou de domination. (...) Livré à lui seul, le désir court le risque effrayant de n'engendrer que de la mort parce qu'il ne peut masquer son vœu secret d'assurer son pouvoir et sa domination. Et ce n'est que la compassion qui sait aimer; elle peut engendrer de la vie parce qu'elle est à même de rendre à l'autre la possibilité d'habiter la vie, en se tenant, sans peur dans sa propre vie.
L'amour (...) n'est autre que cette conversion radicale du désir dans la bienveillance de la présence attentive et disponible. Qualité de l'existence qui sait se faire présente, toute proche, venant vers celui qui est aspiré par la souffrance et ivre de souffrance, le visage nu, sans armes, sans ruse, là simplement et simplement disponible. Une présence qui sait laisser entendre, par soi seule, qu'il n'y a rien à redouter, qu'il n'y a plus de place pour la méfiance et pour la peur, qui sait, d'un mot, laisser entendre à l'autre à qui elle s'adresse qu'il peut, à son tour oser venir et s'avancer vers elle comme, elle, elle ose s'avancer.
Avouer sa propre fragilité et renoncer à la puissance, cela est tout un : le premier pas de la rencontre pacifiée de l'homme avec son semblable est le premier pas de la sortie de l'homme hors de sa peur.