Schopenhauer
Sur quoi repose l’identité de la personne ?
Sur quoi repose l’identité de la personne ? Non pas sur la matière du corps : celle-ci se renouvelle au bout de quelques années. Non plus sur la forme de ce corps elle change dans son ensemble et dans ses diverses parties, sauf toutefois dans l’expression du regard ; c’est au regard que, même après un grand nombre d’années, on peut reconnaître une personne. Preuve que, malgré toutes les modifications que le temps provoque en l’homme, quelque chose en lui reste immuable, et nous permet ainsi, même après un très long intervalle, de le reconnaître et le retrouver intact. C’est ce que nous observons également en nous-mêmes : nous avons beau vieillir, dans notre for intérieur nous nous sentons toujours le même que nous étions dans notre jeunesse, dans notre enfance même. Cet élément immuable, qui demeure toujours identique à soi sans jamais vieillir, c’est précisément le noyau de notre être, qui n’est pas dans le temps. – On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience. Mais si on entend sous le terme de conscience uniquement la remémoration cohérente du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer [l'identité personnelle]. Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois; mais ce que nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravés dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l'oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau, la folie peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, et sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le cœur, non dans la tête.
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, livre II, chapitre 19 (« Du primat de la volonté dans la conscience de soi »), 1819