Durkheim
Tout devoir est fini
Chaque peuple a sa morale qui est déterminée par les conditions dans
lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu'elle soit, sans
le désorganiser, et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement
ressentis par les particuliers. Mais la morale de chaque société, prise en elle-même,
ne comporte-t-elle pas un développement indéfini des vertus qu'elle recommande ?
Nullement. Agir moralement, c'est faire son devoir, et tout devoir est fini. Il est limité
par les autres devoirs ; on ne peut se donner trop complètement à autrui sans
s'abandonner soi-même ; on ne peut développer à l'excès sa personnalité sans tomber
dans l'égoïsme. D'autre part, l'ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les
autres exigences de notre nature. S'il est nécessaire que certaines formes de la
conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de
la moralité, il en est d'autres, au contraire, qui y sont naturellement réfractaires et qui
pourtant sont essentielles. La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions
industrielles, commerciales, etc., sans les paralyser, et cependant elles sont vitales ;
ainsi, considérer la richesse comme immorale n'est pas une erreur moins funeste que
de voir dans la richesse le bien par excellence. Il peut donc y avoir des excès de
morale, dont la morale, d'ailleurs, est la première à souffrir ; car, comme elle a pour
objet immédiat de régler notre vie temporelle, elle ne peut nous en détourner sans tarir
elle-même la matière à laquelle elle s'applique.
Durkheim, De la Division du travail social, 1893
Bac 2021 - Métropole (Série générale)