Kelsen (Hans)
Un ordre juridique peut-il être dit "injuste" ?
Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme simplement supposée par lui. Il considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative, car il n'y a pas au-dessus d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera sans doute la sécurité.
Kelsen (Hans), Théorie pure du droit, 1960